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Nommer l’intelligence artificielle

Pour une redescription normative

Écrit par JR Dumas (23 Jan. 2024)

La formalisation du projet global de l'intelligence artificielle remonte à la Conférence de Dartmouth, en 1956 : il s’agissait dès l'origine, de manière pragmatique et assumée, de simuler les résultats et mécanismes de l'intelligence humaine. Le nom est resté, et pourtant il relève à la fois d'une escroquerie sémantique et d'un parallèle délétère. Et si on devait, ou si on voulait, le changer ?


Le projet classique de l'IA consiste à utiliser l'informatique pour réaliser des tâches autrement opérées par des processus mentaux et cognitifs de haut niveau. Le terme reflète l'oxymore que porte sa définition. Et ce n'est pas tant la notion d'artificialité qui pose problème que celle d'intelligence.

L'escroquerie sémantique tient en effet à la différence de nature entre intelligence humaine et intelligence artificielle, qui rend impossible leur assimilation : comportementale, contextuelle et indissociable des sens, la première n'est pas réductible aux composants, algorithmes et encodages de la seconde [1] — une façon de redire l’opposition entre systèmes sémantiques et syntaxiques chère à John Searle [2].

Le parallèle délétère tient, lui, au choix même du mot “intelligence”, qui traduit et diffuse l'idéologie de ses promoteurs. Car les mots utilisés engagent les représentations et leur cristallisation sociale. Le recours au vocabulaire de l'intelligence est un choix qui mise sur sa connotation positive [3]. Un choix aujourd’hui encombrant, alors que les perspectives pratiques commencent à questionner le rapport concret entre l'homme et son artefact.

En retournant ces limites, on pourrait proposer une alternative qui soit à la fois descriptive et normative mais servant un autre objectif : redéfinir l'IA en appelant des représentations différentes, et reprendre la main sur la question de ses limites et de sa place dans la société.

Ainsi, on pourrait parler d'algorithmes décisionnels, de programmes neuronaux, de systèmes génératifs. Ces termes soulignent l’artificialité et la versatilité, mais ils écartent la dimension de fabrication et de résolution qui fascine dans l’IA. Nous proposerions alors de parler d’intelligence simulée : on garderait ainsi la notion d'intelligence, impensable mais consensuelle, tout en affirmant qu'elle ne peut pas rendre compte en profondeur du phénomène d'intelligence lui-même.

L’expression réduirait l’espace laissé aux fantasmes illusoires de l’intelligence artificielle “générale” en les renvoyant à la simulation de l’inatteignable. Juste une autre idéologie, bien sûr. Ce petit exercice montre l’importance du vocabulaire, des “éléments de langage” aux idéologèmes, qui esquissent toujours un projet social par leurs connotations.


  1. ANDLER, Daniel. Intelligence artificielle, intelligence humaine — La double énigme. Gallimard, coll. NRF Essais, 2023.

  2. SEARLE, John. Minds, brains, and programs. Behavioral and brain sciences, 1980, vol.03, no.03, pp.417-424.

  3. BYK, Christian, et PIANA, Daniela. L’intelligence artificielle, un "concept flottant" entre apparence de consensus normatif et controverse cachée sur le projet de société. Droit, Santé, et Société, 2021, vol.08, no.03, pp.76-98.