La formalisation du projet global de l'intelligence artificielle remonte à la Conférence de Dartmouth, en 1956 : il s’agissait dès l'origine, de manière pragmatique et assumée, de simuler les résultats et mécanismes de l'intelligence humaine. Le nom est resté, et pourtant il relève à la fois d'une escroquerie sémantique et d'un parallèle délétère. Et si on devait, ou si on voulait, le changer ?
Le projet classique de l’intelligence artificielle consiste à utiliser l'informatique pour réaliser des tâches autrement opérées par des processus mentaux et cognitifs de haut niveau. Le terme reflète l'oxymore que porte sa définition. Et ce n'est pas tant la notion d'artificialité qui pose problème que celle d'intelligence.
L'escroquerie sémantique, d’abord, tient à la différence de nature entre intelligence humaine et intelligence artificielle, qui rend impossible leur assimilation : comportementale, contextuelle et indissociable des sens, la première n'est pas réductible aux composants, algorithmes et encodages de la seconde [1]. C’est une façon de redire l’opposition entre systèmes sémantiques et syntaxiques de John Searle [2] : la reproduction par une intelligence artificielle d’un comportement (linguistique par exemple) ne signe pas sa compréhension de celui-ci.
Le parallèle délétère, lui, est induit par l’utilisation du mot “intelligence”, qui traduit et diffuse l'idéologie de ses promoteurs depuis l’origine. Car les mots utilisés engagent les représentations initiales mais aussi leur cristallisation sociale ultérieure : c’est ce qui fait du nommage des phénomènes un enjeu de compréhension mais aussi d’adhésion. Le recours au vocabulaire de l'intelligence est ici un choix qui mise sur sa connotation positive [3]. Un choix qui s’avère aujourd’hui encombrant, alors que les perspectives pratiques commencent à questionner le rapport concret entre l'homme et son artefact.
Mettre implicitement sur le même plan l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine entretien donc un malentendu sur les potentiels et les limites de chacune, et souligne plus encore une conception désincarnée de l’humain, réduit à la compétition avec les machines qu’il invente. En retournant ces limites, on pourrait proposer une alternative qui serait aussi descriptive et normative mais servirait un objectif différent : redéfinir l'IA en appelant des représentations différentes, et reprendre la main sur la question de ses limites et de sa place dans la société.
Ainsi, on pourrait parler d'algorithmes décisionnels, de programmes neuronaux, de systèmes génératifs. Ces termes soulignent l’artificialité et la versatilité, mais ils écartent la dimension de fabrication et de résolution qui fascine dans l’IA. Nous proposerions alors de parler d’intelligence simulée : on garderait ainsi la notion d'intelligence, impensée mais consensuelle, tout en affirmant qu'elle ne peut pas rendre compte en profondeur du phénomène d'intelligence lui-même.
L’expression réduirait l’espace laissé aux fantasmes illusoires de l’intelligence artificielle “générale” en les renvoyant à la simulation de l’inatteignable. On reste dans l’idéologie, bien sûr : ce petit exercice veut simplement montrer l’importance du vocabulaire, des éléments de langage, des expressions marquantes ou des idéologèmes, qui esquissent un projet social à travers des connotations plus ou moins élusives.
ANDLER, Daniel. Intelligence artificielle, intelligence humaine — La double énigme. Gallimard, coll. NRF Essais, 2023.
SEARLE, John. Minds, brains, and programs. Behavioral and brain sciences, 1980, vol.03, no.03, pp.417-424.
BYK, Christian, et PIANA, Daniela. L’intelligence artificielle, un "concept flottant" entre apparence de consensus normatif et controverse cachée sur le projet de société. Droit, Santé, et Société, 2021, vol.08, no.03, pp.76-98.