Dans sa théorie sociologique, Jürgen Habermas postule trois principaux types d’agir : l’agir instrumental, l’agir stratégique et l’agir communicationnel. Ces formes d’action se distinguent par leur finalité, leur rapport à autrui et leur mobilisation de la rationalité. Définir et positionner ces schémas est essentiel dans la compréhension et la refondation possible d’un idéal démocratique.
Chez Habermas, l’agir communicationnel occupe une place centrale et normative : il incarne un idéal de société démocratique où les individus coopèrent pour définir les règles et valeurs guidant leurs actions. L’agir instrumental et l’agir stratégique se retrouvent quant à eux davantage dans des systèmes sociaux comme l’économie et la politique, où la logique de contrôle et d’efficacité prévaut.
L’agir instrumental est en effet centré sur l’efficacité dans l’utilisation monologique de moyens pour atteindre un but donné — sans coopération ou négociation avec autrui. L’agir stratégique y ajoute des interactions sociales, mais dans lesquelles l’autre ne représente qu’un instrument ou un obstacle dans la poursuite d’un intérêt propre. Dans l’agir communicationnel au contraire, la finalité est d’atteindre collectivement une compréhension mutuelle en mobilisant la raison et la discussion pour parvenir à un consensus. Cette rationalité communicationnelle implique d’accepter les meilleurs arguments pour construire une vérité et une action partagées — un point essentiel dans une démocratie.
Dans un cadre libéral et capitaliste, les logiques instrumentales appliquées à toutes les sphères de la société s’inscrivent en tension avec la logique communicationnelle. Or voir en autrui un simple moyen ou un obstacle limite la possibilité d’une véritable compréhension mutuelle et, in fine, les conditions d’une démocratie satisfaisante. Habermas pointe ainsi une crise du rationalisme des Lumières et propose de revisiter la notion de Raison, considérée non plus comme un socle démonstratif mais plutôt comme une faculté d’argumentation [1].
De cette approche émergerait une démocratie délibérative assise sur un principe de discussion et de prise de décision consensuelle. Dans l’état actuel de nombre de “démocraties”, cette vision apparaît aussi salutaire que difficile à mettre en pratique. Là où règne la post-vérité, par exemple, la survie d’un principe de dialogue rationnel semble mal assurée : dépassant une rationalité descriptive du réel, l’idée même de développer une “aptitude à l’entente subjective“ [ibid.] devient presque impensable.
La clef de cet idéal pourrait passer notamment par une approche renouvelée de l’enseignement. Là aussi, la rationalité instrumentale devrait laisser une place plus grande à ce qui construit des citoyens émancipés : au-delà de l’exercice de la dissertation et des cours d’éducation civique, une véritable ouverture à la rhétorique, à la réflexion argumentée, à la pratique de l’agir communicationnel. Un projet qui évidemment nécessiterait de débattre à partir d’une volonté de compréhension mutuelle.
SINTOMER, Yves. La démocratie impossible ? Politique et modernité chez Weber et Habermas. Éd. La Découverte, coll. Armillaire, 1999.