Les dispositifs numériques peuvent avoir tendance à disperser notre attention, avec des conséquences sociales et cognitives problématiques. L’expérience utilisateur peut exploiter les biais que cela engendre ou bien adopter une optique plus respectueuse des utilisateurs. Quel est l’impact de la fragmentation cognitive sur l’expérience, et quels principes envisager pour améliorer la situation ?
Si l’on admet que la lecture et l'analyse critique fondent la construction subjective et l’exercice de la citoyenneté, lutter contre la déprise cérébrale [1] qu’engendrent les plateformes numériques devient un enjeu majeur de conception d’expérience.
Trois obstacles favorisent par conception la fragmentation cognitive. D’une part, beaucoup de plateformes numériques sont pensées pour l’engagement sous forme d’attente anxieuse et de réponse immédiate, plutôt que pour la réflexion. D’autre part, les notifications incessantes favorisent les interruptions et la consommation hachée de contenus. Enfin, la fixation de l’attention passe par des algorithmes offrant indéfiniment de nouveaux contenus, favorisant le sensationnalisme et l’émotionnel. Ces approches confisquent l’attention en utilisant des réflexes et des mécanismes de contentement inscrits en tension avec les structures cognitives de la compréhension et de la réflexion.
On en lit les conséquences dans la conception elle-même : les interfaces privilégient la simplicité et la rapidité au détriment de la compréhension et de l’exploration ; la succession des contenus incite à la réaction plutôt qu’à la réflexion critique et à la discrimination des sources ; les informations — superficielles, surabondantes — entrainent ainsi un brouillage non seulement de la réflexion, mais aussi de la décision.
Contrer cela exige une éthique échappant aux logiques marchandes, quitte à renoncer à une forme de rentabilité extrême au profit d’une loyauté solide. Le fond est essentiel pour encourager la réflexion, mais la forme de l’expérience utilisateur permet aussi de donner le ton. Nous mettrions en avant trois bonnes pratiques dans cette direction.
D’abord, concevoir pour éveiller l’attention plutôt que pour la capturer : la mise en avant de la structure de l’information, l’effort de lisibilité ou les interfaces sans distraction (publicitaire notamment) seraient à privilégier. Ensuite, relier l’information à des contextes ou des compléments : utiliser ne serait-ce que des liens vers des ressources complémentaires ou comparatives répond à la curiosité comme au besoin de transparence et d’éthique (et encourage des commentaires sur le même mode). Enfin, proposer une information suivie peut inscrire une expérience régulière et un engagement prolongé. On pourrait alors proposer des mises à jour, des retours critiques ou des approfondissement thématiques pour un sujet donné.
Ces trois approches nous paraissent aller dans le sens d’une éthique de l’expérience utilisateur qui favoriserait un engagement sain dans la durée et, peut-être, une forme d’échange fructueux pour tous les protagonistes d’une plateforme numérique.
CARR, Nicholas. The shallows: What the Internet is doing to our brains. WW Norton & Company, 2020.