Alors que nous pensons faire preuve d'une capacité raisonnable à estimer, à prédire ou à choisir, les sciences cognitives montrent que nous sommes influençables et même incohérents. L’effet d'ancrage illustre très bien ce problème. Support de nudging par excellence, on pourrait le résumer ainsi : ce que l'on nous met d'abord à l'esprit influence la manière dont nous estimons ce qui suit.
L'effet d'ancrage n'est pas sans rappeler l'effet d'amorçage : pour chacun, un premier stimulus influence la perception ou la réflexion qui suit. Mais si l'amorçage fonctionne sur la base de caractéristiques communes entre les deux, l'ancrage influence la perception à partir d'un stimulus qui peut n'avoir aucun rapport. Dans ce cas, c'est surtout l’impression première qui va jouer sur la suite.
Dans un article fondateur, Amos Tversky et Daniel Kahneman [1] détaillent différentes heuristiques utilisées en situation de raisonnement dans l'incertitude : la représentativité (on évalue la probabilité d’une réponse par sa similarité avec l’objet de la question), la disponibilité mémorielle (on juge plus probable ce qui nous vient le plus vite à l’esprit) et l'ajustement à partir d'un point d'ancrage (on estime une réponse à partir de la valeur suggérée dans la question).
L’une de leurs expériences montre cela : on demande à des personnes d’évaluer en quelques secondes le résultat d’un calcul simple (mais un peu long), la factorielle de 8. Il y a deux manières équivalentes d’écrire cette multiplication : soit 8×7×6×5×4×3×2×1, soit 1×2×3×4×5×6×7×8. Équivalentes mathématiquement, mais pas cognitivement : les sujets ayant eu la première notation ont fait des estimations en moyenne quatre fois plus élevées que les autres. Pourquoi ? Parce que dans cette présentation, les premiers chiffres sont plus grands, d’où une estimation projetée supérieure.
Dans une expérience encore plus curieuse [2], une autre équipe de chercheurs souligne deux points importants. D’abord, l’ancrage peut n’avoir aucune relation logique avec la question : dans leur cas, l’acceptation d’un prix est corrélée à l’évocation des deux derniers chiffres du numéro de sécurité sociale des sujets. Ensuite, l’effet d’ancrage tend à s’estomper si l’on s’adresse à des sujets ayant de meilleures capacités cognitives.
En matière de nudging, l’effet d’ancrage peut être mobilisé ou atténué par des techniques simples : par exemple, évoquer simultanément plusieurs repères chiffrés (une fourchette) ou bien une référence unique, arranger des produits selon leur prix de vente décroissant pour mettre une offre moins chère en exergue, encourager ou décourager le temps de la réflexion, suggérer un montant de don élevé pour partir d’un seuil plus haut, etc. Comme souvent, la manière dont on va mettre en jeu l’effet d’ancrage doit alors faire l’objet d’une réflexion éthique pour préserver un équilibre entre le profit espéré et une forme de manipulation au détriment de l’utilisateur visé.
TVERSKY, Amos, et KAHNEMAN, Daniel. Judgment under Uncertainty - Heuristics and Biases. Science, 1974, vol.185, no.4157, pp.1124-1131.
BERGMAN, Oscar, et al. Anchoring and cognitive ability. Economics Letters, 2010, vol.107, no.01, pp.66-68.