Étrange : lorsque l’on a englouti de l’argent, du temps ou des efforts dans un projet qui ne marche pas, il est de plus en plus difficile de s’arrêter. Si ce comportement peut sembler contre-intuitif, voire irrationnel, le biais des coûts irrécupérables (sunk cost en anglais) est bien connu et souvent vérifié en pratique. À quoi tient-il, et comment l’utiliser ou le contrer avec le nudging ?
Nous sommes (presque) incapables de nous résoudre à mettre fin à de mauvais investissements passés, même face à des arguments rationnels. Difficile d’abandonner une initiative dans laquelle on a déjà investi car l’investissement est évalué en fonction des coûts engagés et non des gains futurs : la peur de perdre l'investissement initial nous pousse à poursuivre dans une voie pourtant intenable.
Ainsi tel politicien préfère terminer un programme mal engagé ou tel industriel maintient un processus en échec, tel utilisateur garde un produit qui ne le satisfait pas vraiment ou regarde jusqu'au bout un mauvais film.
Dans un article fondateur sur la question, Hal Arkes et Catherine Blumer ont pu, au travers d'une dizaine d'expériences, démontrer la réalité et l'étendue de ce mécanisme cognitif qu'ils décrivent comme une “erreur de jugement robuste” [1].
L'expérience numéro 3 est la plus proche d'un contexte entrepreneurial. Elle simule deux situations d'un projet de développement de nouvel avion : soit il est avancé à 90%, soit il est sur le point de démarrer, la somme en jeu étant la même, quand un concurrent présente un projet similaire et plus performant. Dans le cas du projet quasi abouti, 85% des sujets testés décident de terminer le projet (une proportion inverse dans le second cas). Plusieurs théories cognitives expliquent ou confortent ce biais, comme le biais d’attribution ou la théorie des perspectives (prospect theory).
En gestion de projets, quelques garde-fous permettent de limiter le piège des coûts irrécupérables, notamment en adoptant une approche agile avec des tests réguliers pour cerner au plus tôt les impasses. Et même la méditation peut aider à augmenter la résistance au fardeau cognitif des coûts engagés en se recentrant sur le présent ! [2]
La question se pose aussi en matière de nudging. Une utilisation à profit viserait par exemple à rappeler aux utilisateurs les efforts personnels et le temps engagés dans un produit ou une marque pour renforcer le sentiment d'un coût irrécupérable (encore plus si les efforts sont présentés comme incomplets ou en cours).
Dans l’autre sens, on peut chercher à protéger ses clients ou partenaires de ce biais en passant par des techniques de reformulation ou de réarticulation des options : mise en avant des gains futurs ou présentation neutre des options, délai de réflexion incompressible, feedback régulier sur les impacts des décisions, etc. De quoi revenir au présent et au rationnel.
ARKES, Hal, et BLUMER, Catherine. The psychology of sunk cost. Organizational behavior and human decision processes, 1985, vol.35, no.01, pp.124-140.
HAFENBRACK, Andrew, et al. Debiasing the mind through meditation - Mindfulness and the sunk-cost bias. Psychological science, 2014, vol.25, no.02, pp.369-376.