Le point fécond de l’usage, c’est la rencontre entre ce qui est projeté par les concepteurs et ce dont s’emparent les utilisateurs. Le mode d’emploi, la publicité ou la conception même du produit sont les reflets de ce qu’ont imaginé ses concepteurs. Or aujourd’hui, la communication autour des produits high-tech semble s’enliser dans des termes vagues : où faut-il en chercher la raison ?
Dans un article récent [1], le designer et chercheur Stephen Farrugia regrette que dans la promotion des produits technologiques, la finalité du produit ait été remplacée par son potentiel. Potentiel par ailleurs non défini, placé sous les connotations englobantes de la créativité, de la socialisation ou de la productivité, sans autre forme de proposition.
La rencontre — et la friction — entre la vision du concepteur et le besoin des utilisateurs est pourtant essentielle. La sociologie des usages étudie d’ailleurs la tension entre l’usage approprié, prescrit par l’inventeur, et l’usage effectif, approprié au sens d’une prise de possession : la recherche des "écarts sociaux à la performance technique attendue" [2] permet de comprendre la construction des usages et les stratégies des utilisateurs.
En admettant une dilution de la performance attendue, la finalité envisagée par l’inventeur, dans une communication insipide, de quoi celle-ci serait-elle le symptôme ou la marque ?
On pourrait penser que la proposition d’usages génériques vise à faciliter l’appropriation en laissant plus de latitude à l’imagination de l’utilisateur — cela peut fonctionner pour les fameux early adopters mais sans doute pas pour une masse critique d’utilisateurs. Ou bien est-ce plutôt que l’enthousiasme des concepteurs de produits technologiques finit par réduire leur vision à un potentiel vague, laissant le soin aux utilisateurs, réduits à des personas cool et branchées, de s’en débrouiller ?
Dans un autre registre, on pourrait se demander si la course aux clients n’impose pas, sur des marchés globalisés dans toutes leurs dimensions, de rester à un niveau très générique de promotion par l’étourdissement : beaucoup de produits ne se distinguent plus que par leur marque et des performances à la marge, des fonctions supplémentaires qui répondent à une logique d’extension façon “couteau suisse” sans réflexion sur les projets des utilisateurs.
En synthèse, notons d’abord que les “machines à communiquer” n’évoluent plus beaucoup pour le moment. Leur promotion se recentrerait alors par défaut sur des fonctions annexes pléthoriques (cas des smartphones par exemple) ou des propositions floues (cas des dispositifs VR/AR, sans usages forts en dehors de quelques niches). En outre, la complexité croissante des produits et leur rythme de renouvellement ne permettent plus de dégager des usages “appropriés”. L’enjeu devient donc de prendre le temps d’établir une vraie proposition d’usage, une vision engagée à laquelle peut réellement se confronter l’utilisateur.
“Complicated Sticks”, https://fasterandworse.com/complicated-sticks/
GRANJON, Fabien, et DENOUËL, Julie (dir.). Communiquer à l’ère numérique - Regards croisés sur la sociologie des usages. Presses des Mines, Coll. Sciences Sociales, 2013.