Le nudging en question

Pratiquer mais critiquer

Posted by JR Dumas on 25th Apr 2024

Le nudging ou l’art de structurer des architectures de choix pour inciter doucement les individus à choisir une option jugée meilleure (pour eux ou pour le bien commun) : au-delà de la vision enchantée d’un système de mécanismes cognitifs directifs, et sans renier ses qualités propres, nous proposons de porter sur le nudging un regard critique pour éclairer ses limites pratiques et éthiques.


Les sous-jacents cognitifs du nudging ont été démontrés expérimentalement à de nombreuses reprises et dans des conditions ou pour des effets variés : cependant, leur mise en oeuvre n’est pas la garantie d’un résultat magique. C’est avant tout, au-delà de la maitrise contextuelle de l’architecture de choix, un ensemble de compromis et de paris. Mais mobiliser des mécanismes de nudging, c’est aussi la marque d’un mode de pensée et d’une éthique de la relation à l’autre — ici, l’utilisateur, le client, le citoyen.

Les cas d’application sont nombreux, notamment dans le marketing, l’expérience utilisateur ou la relation client, pour guider les comportements, les décisions d'achat ou les usages, mais aussi pour modifier la perception des services ou améliorer l'engagement et la rétention. Même politiquement, le nudging trouve des applications variées, au point parfois de tenir lieu de politique publique : adoption de comportements écoresponsables, promotion de thèmes sociétaux, augmentation de la participation électorale, voire fluidification des interactions avec l'administration.

Ainsi l’influence de l’influence s’étend à différentes sphères de la société. Pourquoi ? D’abord, sans doute, le succès du nudging tient à sa formule miracle et à la tension de son principe directeur : le “paternalisme libertarien” [1]. Paternalisme pour la tendance à suggérer une voie bénéfique ; libertarien car le nudging n’interfère pas avec les libertés individuelles — en principe. En somme, le meilleur de deux mondes : intégrer une dose de paternalisme pour aider à améliorer des décisions contestables. Ensuite, le nudging séduit par sa simplicité apparente, par la forme d’autonomisation qu’il propose et surtout par la rationalité qu’il simule dans les relations et les décisions.

Pour autant, on ne doit pas ignorer ses limites, au risque de sombrer dans l’automatisme. Dans la mise en oeuvre d’abord, qui n’a rien d’évident ; dans les résultats, qui ne sont pas systématiques ou immédiats ; et dans l’éthique d’usage, enfin.

La première critique qu'on lui fait est de relever d'une manipulation dont la transparence est parfois discutable. L'équilibre entre manœuvre cognitive et bonne foi reste certes délicat et n'est justifié que par un principe de guidage vers le meilleur choix : mais entre idéologie et économie, reste à démontrer en quoi et pour qui il est jugé meilleur. On peut aussi questionner la légitimité d'un acteur économique ou politique à influencer un choix plutôt que l'éclairer, à rebours d'une autonomisation des individus. Le nudging repose en effet sur des biais cognitifs qui vont à dessein interférer avec les facultés non délibératives des individus : il offre rarement la mise en perspective indispensable à l'autonomisation réelle — bien qu'on lui reconnaisse aussi un effet positif dans l'aide à surmonter des obstacles cognitifs à l'action. Enfin, la rationalité des architectures de choix mène à une forme d'appauvrissement de la pensée critique. En nous éloignant de la réflexion et de l'expérimentation, le nudging à outrance risque de réduire notre liberté à quelques automatismes, nos politiques émancipatrices à un rationalisme paresseux, et notre rapport au monde à un champ des possibles sur catalogue.

Pour les praticiens du nudging et leurs clients, l'enjeu a minima est donc une transparence assumée, une réflexion éthique préalable et un engagement à la retenue et à l’éducation plutôt qu’au pur paternalisme.


  1. THALER, Richard, et SUNSTEIN, Cass. Libertarian paternalism. American economic review, 2003, vol.93, no.02, pp.175-179.