L'avènement du cyberpunk

Aux sources des métavers (2/2)

Posted by JR Dumas on 7th Apr 2024

S’ils ont brièvement enchanté les mondes médiatique, économique et même académique, les métavers tirent leurs représentations d’univers littéraires dystopiques. Idéologie technicienne et culture populaire ont entretenu tour à tour différentes facettes de cette vision. Se pose maintenant la question de la convergence entre les imaginaires cyberpunk et les réalités sociotechniques actuelles.


Né dans les bas-fonds de la littérature de science-fiction, le Métavers est marqué par l’imaginaire cyberpunk. Un imaginaire technologique, sombre et décadent dont la construction artistique est clairement située : un monde occidental en crise socio-économique, des progrès rapides de l’informatique et un fond idéologique désenchanté et contestataire face à un resserrement néolibéral toxique — bref, les années 1980-1990.

Le cyberpunk explore des projections dystopiques opposant une technologie très développée à une vie misérable pour une grande part de la population — une combinaison “lowlife et high-tech”, selon les mots de l’écrivain Bruce Sterling (auteur majeur du courant cyberpunk). Les thèmes principaux touchent par exemple au questionnement de la dichotomie virtualité/réalité, à l’addiction immersive, au transhumanisme ou à l’hégémonie des mégacorporations. Le tout sur fond de délabrement des corps, des esprits et des environnements, et plus globalement de privatisation et de marchandisation galopantes.

On notera donc avec intérêt (et peut-être avec une pointe de mauvais esprit) que les métavers d’aujourd’hui, vantés pour les horizons technologiques radieux qu’ils laisseraient entrevoir, sont issus d’une science-fiction qui dénonce pêle-mêle les dérives d’un capitalisme dévastateur, l’inégalité sociale, culturelle et symbolique sur laquelle prospère la violence et, in fine, l’impuissance criante des progrès technologiques à dépasser ou réparer tout cela.

Le cyberpunk a en tout cas eu une influence décisive sur notre perception du futur et de la technologie. La dialectique entre fiction et action permet même de comprendre et d’expliquer la construction des marchés et des innovations actuelles : on retrouve là l’idée importante d’une fonction heuristique de la littérature. Le cyberpunk pourrait alors se penser en “laboratoire pouvant aider à la compréhension d’évolutions et tendances sociales” [1] qui éclaircirait et exercerait la critique sociale et politique du technocapitalisme, de l’hyperconnexion ou de l’invasion de l’être et de l’intime par une médiation technologique dévorante.

Retracer l’ancrage des métavers dans le cyberpunk n’est évidemment pas innocent : parce que le mot Métavers lui-même en est issu, évidemment, et que son auteur est encore abondamment cité et interrogé comme un penseur visionnaire, voire comme un oracle ; mais aussi parce que le cyberpunk procède d’un imaginaire technicien qui, sur bien des points, s’est incarné pratiquement tel quel. Cyberespace, avatars et réalité virtuelle sont aussi présents dans notre quotidien que les conglomérats tentaculaires, les inégalités sordides et le néolibéralisme le plus rapace. À tel point que finalement le cyberpunk originel a disparu : il se serait tout simplement réalisé [2]. D’autres formes de littérature SF dystopiques ont progressivement émergé, par exemple le courant biopunk qui traduit, avec des fondamentaux similaires, un glissement des préoccupations sociales et politiques vers la montée en puissance des biotechnologies.


  1. RUMPALA, Yannick. Entre désenchantement, et problématisation — Le cyberpunk comme panorama d’un devenir dystopique du technocapitalisme ? Quaderni, 2021, no.102, pp.25-38.

  2. GOMEL, Elana. The Cyberworld is (Not) Flat - Cyberpunk and Globalization. In : McHale, B., et Platt L. (ed.). The Cambridge History of Postmodern Literature, Cambridge University Press, 2016.