Au croisement de la psychologie cognitive et de l’économie comportementale, le nudging consiste à structurer subtilement la présentation d’un choix afin de guider les individus vers l’option jugée la plus bénéfique. On s’appuie pour cela sur certaines spécificités des mécanismes cognitifs de prise de décision. Comment ça marche, et quelles sont les implications et les limites du concept ?
Popularisées en 2009 par le livre de Thaler & Sunstein sur le sujet [1], les techniques de nudging regroupent un ensemble hétéroclite d’instruments cognitifs destinés à influencer de manière prévisible les décisions et les comportements des individus. Plutôt que de recourir à des contraintes légales ou à des incitations financières, l’idée est ici de jouer sur les biais cognitifs et les raccourcis mentaux (des “heuristiques”) qui sous-tendent inconsciemment notre prise de décision au quotidien (et cette approche fournit un avantage évolutif qui justifie ces processus).
Parmi ces biais, on trouve par exemple la tendance à privilégier les gratifications immédiates plutôt que retardées (biais d’immédiateté), la difficulté à évaluer de manière réaliste les probabilités (biais de disponibilité) ou la propension à suivre des normes sociales établies (biais de conformité). À travers leur prise en compte, on peut mettre en place des architectures de choix (i.e. des “manières de présenter”) qui vont orienter les décisions sans pour autant restreindre la liberté de choix.
C’est ainsi que les supermarchés placent souvent à hauteur des yeux les produits qu'ils souhaitent vendre le plus ; que les applications listent leurs formules d'abonnement en signalant celle qui serait la plus vendue ou la plus avantageuse ; que les sites Web affichent les avis des clients près des produits proposés ; ou encore qu’une offre est présentée ostensiblement comme limitée en quantité ou dans le temps.
Résultat ? On aura tendance, généralement, à saisir d’abord le produit le plus accessible ; à ne pas décocher l’offre pré-sélectionnée ; à choisir le produit plébiscité par les autres ; à se décider vite pour une promotion limitée. Tout simplement car notre façon de faire des choix repose sur des schémas cognitifs qui privilégient une décision rapide, des choix socialement conformes ou des opportunités perçues comme rares. Il n’y a donc pas d’obligation stricte — on peut d’ailleurs s’en dégager, voire s’en prémunir — mais une incitation douce et forte à la fois.
Les mécanismes du nudging et leurs applications sont pratiquement sans fin, de l’orientation des décisions d’achat à l’influence sur le vote, en passant par les choix alimentaires. L’expérience utilisateur et le customer success y trouvent bien sûr des avantages, que ce soit pour faciliter l’utilisation d’un produit, renforcer l’engagement ou la fidélisation, aider à la décision d’achat ou cibler des actions de rétention. À condition bien sûr de maitriser leur mise en oeuvre et leurs facteurs contextuels de succès.
La rationalité entrepreneuriale trouve là un débouché idéalisé pour maîtriser à la fois la communication, les actions et les relations. Une rationalité actionnante qui s’étend même de plus en plus aux politiques publiques, en matière de santé notamment. Derrière une approche libérale enthousiaste qui vise à bien faire, le nudging pose question quant à l’éthique d’une technique d’incitation qui passe parfois pour de la manipulation, mais aussi quant à sa transparence, à son efficacité réelle, ou encore quant à la simplification parfois outrancière des relations et de la pensée sur laquelle elle s’appuie. Indifférente à la richesse sociale, à la puissance de l’éducation ou à la liberté qu’apporte un esprit critique et éveillé, l’approche par le nudging, pour séduisante qu’elle soit, se répand au risque d’une vision purement mécaniste et solutionniste de l’esprit.
THALER, Richard, et SUNSTEIN, Cass. Nudge - Improving decisions about health, wealth, and happiness. Penguin, 2009.