En amont de l’expérience utilisateur, le triptyque de la relation d’usage associe un produit considéré au projet de l’utilisateur par le biais de la fonction que celui-ci assigne au produit. Comprendre les paramètres et les dynamiques qui mettent en mouvement ce triptyque est une clef essentielle de l’appropriation d’un produit par ses utilisateurs. Mais cela suffit-il à en garantir le succès ?
La logique de l’usage, comme la pose Jacques Perriault [1], décrit la construction que l’utilisateur va créer autour de son projet en choisissant un produit et en définissant son mode d’utilisation : il mobilise ainsi un outil d’une manière spécifique pour obtenir un effet. En analysant l’articulation de l’usage sous cette forme, il ressort en première approche cinq dimensions à décrypter, et si possible à maitriser, pour comprendre ce qui va faire le succès d’un produit.
Les deux premières touchent au champ des représentations, qui constituent en toile de fond des facteurs majeurs de la sélection et du mode d’usage du produit : il s’agit des représentations de l’utilisateur proprement dites (i.e. sa compréhension du produit en fonction de repères culturels et historiques propres), mais aussi la norme sociale de l’usage (soit sa définition commune, stabilisée, mais aussi celle que propose le mode d’emploi, pensé dès la conception comme unique façon de bien faire).
Ensuite, le champ expérientiel joue évidemment un rôle central — à la fois comme ressenti éprouvé et comme accumulation de savoir pratique. Deux autres dimensions y sont à l’oeuvre. D’une part, la construction implicite d’un modèle théorique de l’usage, qui fait évoluer à la fois la compréhension de celui-ci et les représentations de l’utilisateur. D’autre part, la définition progressive d’une place spécifique du produit dans l’usage après des ajustements successifs.
Enfin, la dynamique de construction du projet constitue la dernière dimension à étudier. Dans le prolongement des autres facteurs, elle associe les raisonnements et les expériences qui mènent à une forme d’usage. Créative et itérative, elle se joue dans un espace et un temps d’interaction socio-cognitive à analyser par l’observation et le questionnement.
Ces différentes dimensions aident à tracer la manière dont se construisent les usages en allant bien au-delà de la prescription normative du mode d’emploi ou de l’étude du geste ergonomique. L’usage s’étend ainsi au mésusage : la logique de l’usage propose des degrés de liberté par lesquels l’utilisateur peut explorer d’autres approches de l’objet en le détournant de l’usage prévu — ainsi de l’utilisation d’un tournevis comme décapsuleur, d’un processeur graphique pour du calcul d’intelligence artificielle ou d’une rampe d’escalier urbain comme accessoire de figures de skateboard. Substitution, non-usage ou détournement viennent alors répondre au fameux “besoin” de l’utilisateur dont l’anticipation est tant convoitée (et dont on comprend qu’il émerge aussi de l’usage lui-même).
Les détournements — que l’on cherchera à déceler — transforment l’usage par différentes approches expérientielles : il peut s’agir de modifier le projet, de substituer un autre produit ou bien de n’en conserver qu’une fonction choisie, ou encore d’ajuster l’ensemble par itérations jusqu’à obtenir un équilibre entre les composantes de la relation d’usage. L’articulation entre prescription technicienne et emploi effectif est ainsi la source d’un usage évolutif, ancré à la fois dans les représentations et dans la pratique. Ce sont ces paramètres qui dessinent le contexte à interroger pour les ajuster et essayer de consacrer le succès d’un usage particulier... fût-il éloigné des objectifs de son concepteur.
PERRIAULT, Jacques. La logique de l’usage - Essai sur les machines à communiquer. Éd. L’Harmattan, coll. Anthropologie, ethnologie, civilisation, 2008.