La notion d’expérience utilisateur est étroitement liée à la notion d’usage. Concept simple aux implications complexes, souvent sous-estimées par le concepteur, l’usage relie le produit, le projet de l’utilisateur et la fonction qu’il associe au produit. Que retenir et que déduire de cette relation d’usage dont la dynamique itérative et les faux-semblants peuvent induire le concepteur en erreur ?
L’expérience utilisateur met en lumière l’utilisateur, mais à travers de l’interaction qu’il a avec le produit, elle questionne en creux la notion d’usage [1]. Pour comprendre sa construction et son instabilité, sa simplicité apparente et sa complexité cachée, il faut se pencher sur ses différentes composantes. On peut pour cela s’appuyer sur la démarche socio-cognitive de Jacques Perriault [2], qui offre une compréhension limpide et pratique des usages.
La “relation d’usage” qu’il définit repose sur trois éléments qui guident les parcours d’achat puis d’utilisation. D’abord, le projet, c’est à dire ce que l’utilisateur envisage de faire. Ensuite, le produit lui-même, bien sûr. Et entre les deux, la fonction que l’utilisateur assigne au produit (qui peut s’inscrire dans le projet ou en dehors, donc assez loin des intentions prévues par le concepteur). Ces trois éléments, si l’objet n’est pas rejeté dans le processus, sont reliés dans une dynamique d’itérations convergentes qui vont aboutir à un état stable, au moins pour un temps, dans l’usage de l’objet.
Qu’en retenir ? Tout simplement que les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent : la finalité de l’usage n’est pas l’emploi du produit mais bien le projet, à la fois utilitaire et symbolique ; le projet de l’utilisateur n’est donc pas forcément envisagé correctement par son inventeur ou son vendeur ; la fonction du produit non plus ; et d’ailleurs l’utilisateur lui-même n’a souvent pas une vision claire de tout cela, il ne formalise pas ou ne conscientise pas les usages envisagés, effectifs ou détournés.
L’étude et la révélation des usages exigent donc un placement délicat pour arriver à comprendre le projet et sa dynamique d’évolution, entre anticipation (consciente) et réalisation, entre projection et réalité, entre idéalisation et pragmatisme. La simple projection dans un persona, approche de conception qui a son utilité, ne va pas suffire à explorer les usages possibles et effectifs. Les visées de l’utilisateur peuvent en effet être éloignées de ce qu’imagine le concepteur — et en l’espèce les biais et divergences sont nombreuses et omniprésentes, qu’il s’agisse de fausses évidences, de représentations symboliques incomprises, de motivations cachées ou tout simplement d’appropriations qui vont déboucher sur des détournements imprévus... et imprévisibles [3].
En pratique, cela devrait pousser à observer et interroger les fonctions assignées au produit par l’utilisateur plutôt que son intérêt pour telle ou telle feature, et à accueillir le détournement (i.e. l’usage non prévu) comme une fonction sérendipienne de l’objet. Encore faut-il avoir les moyens, la méthodologie et le recul pour maitriser cela.
La réflexion sur l’usage montre la difficulté qu’il y a, au-delà des apparences triviales, à penser et à questionner l’usage, l’utilisateur et l’expérience. Rigueur, méthode et stabilité sont les clés pour parvenir à fixer et suivre les idées : toute improvisation ou tout amateurisme risque de conduire à une vision inutilisable, voire dommageable.
Le terme “usage” recouvre ici à la fois l’usage proprement dit, soit le fait de se servir de quelque chose en vue d’obtenir un effet, et l’utilisation, soit la manière de le faire.
PERRIAULT, Jacques. La logique de l’usage - Essai sur les machines à communiquer. Éd. L’Harmattan, coll. Anthropologie, ethnologie, civilisation, 2008.
Les détournements sont des usages incorrects (i.e. non prévus par le concepteur) d’un produit par un utilisateur, soit l’affectation d’un produit à un projet inattendu en mobilisant une fonction que le concepteur n’avait pas imaginée.